L’auteur
Né en 1949, Richard Russo a été professeur de littérature avant de se consacrer à l’écriture : romans et scénarios de films et de séries.
En 2002, son roman intitulé Le Déclin de l'empire Whiting (Empire Falls) a été récompensé par le prix Pulitzer.
Les Sortilèges du Cap Cod (That Old Cape Magic) date de 2009.
Il vit dans le Maine avec sa femme et ses deux enfants.
Le livre
That Old Cape Magic est l’histoire d’un homme : Griffin.
Qui est Griffin ?
Au moment où nous le rencontrons, Griffin, qui approche la soixantaine, est en route pour le Cap
Cod, ce lieu « magique » où il a passé, enfant, ses vacances d’été, vécu sa lune de miel et scellé
avec sa jeune épouse le « grand pacte de Truro » stipulant entre autres qu’il abandonnerait sa
carrière dans le cinéma pour l’enseignement.
Griffin est donc un scénariste de films ou séries B qui, sous la pression des siens, s’est reconverti
en professeur d’anglais — comme ses parents (et Russo soit dit en passant), mais en plus
consciencieux.
Il travaillait à Los Angeles ; il habite désormais, avec Joy son épouse et Laura sa fille, une petite,
mais charmante maison logée dans le Connecticut.
Griffin est un garçon plutôt doux, qui a de la peine à s’affirmer. C’est un bon époux et un père
aimant.
Sa spécialité : analyser. S’analyser lui, mais sans grande acuité, et les autres, avec plus de
lucidité, et d’humour quand il aime, et de dérision quand il déteste.
La première partie du roman, qui, à mes yeux, s’achève à la fin du chapitre 6, nous introduit dans
son monde et, particulièrement, ses relations.
Il y a d’abord les personnes qu’il aime.
Sa femme, Joy, avec qui il partage sa vie depuis plus de trente ans. Une épouse fidèle et
aimante, posée et perspicace, mais un peu trop en retrait semble-t-il.
Sa fille, Laura, avec ses copines et ses flirts, ses études aussi, quand même ! et, surtout, son bon
cœur. Laura a grandi et s’apprête à épouser Andy. De nature très sensible, elle n’a qu’une
crainte : que ses parents se séparent.
Une famille « idéale », la famille Brownings, qu’il découvre pendant les vacances d’été et qui lui
inspirera un roman discrètement autobiographique. Et dans la famille Brownings, Madame, une
chrétienne évangélique à la beauté troublante dont la vue éveille pour la première fois ses sens.
Et Peter, le fils, qui s’impose à lui comme son meilleur ami.
Un jeune homme également, Sunny, jeune Coréen surdoué, amoureux transi de Laura.
Son associé, enfin, Tommy, qu’il sait discrètement épris de Joy, mais considère néanmoins
comme un ami
Il y a ensuite les personnes qui l’insupportent.
Sa belle-famille, surtout. Déjà, ils portent tous un prénom commençant par la lettre J : Jill, la
maman, Joy, Jane et June, les sœurs, Jason et Jared, les frères jumeaux. Il n’y a que le père,
Harve, qui échappe à la règle. Du coup, Griffin, qui supporte aussi mal sa condescendance que
son paternalisme, s’empresse de l’appeler « Jarve » ! Quant aux deux garçons, il les trouve d’une
stupidité navrante. Et en cela il n’a pas tort !
Il y a enfin les personnes qui le hantent.
Ses parents. Lorsque nous faisons sa connaissance, Griffin promène les cendres de son père
dans son coffre depuis presque un an sans trop savoir comment ni où s’en débarrasser. Sa mère,
elle, acariâtre, outrecuidante et sarcastique, ne le laisse pas en paix, mais le poursuit au contraire.
Elle l’appelle sans cesse, sans lui laisser placer un mot. Et lorsqu’elle meurt, c’est pire ! Elle le
harcèle avec ses commentaires acerbes. De ses cendres aussi, il voudrait se débarrasser, mais
les deux urnes sont toujours là. Comme si Griffin, inconsciemment, avait encore besoin d’eux, de
son loser de père comme de son chameau de mère !
Voilà pour la première partie.
Ce que je considère, moi, comme la seconde partie du livre, commençant donc avec le chapitre 7,
s’ouvre avec un premier mariage : celui d’une copine de Laura, Kelsey.
Le week-end commence bien. Mais, le jour de la noce, les invités de la table numéro 17, celle des
« Laissés pour compte », se présentent. Et le portrait que Joy fait de lui, bien qu’exact, indispose
Griffin.
Et puis, le soir, il y a l’appel de sa mère. Sûre d’elle comme toujours, elle réécrit leur histoire à sa
manière. Griffin est excédé.
Et puis, surtout, pendant que Joy est sous la douche, Griffin reçoit un appel de Tommy qui le
presse de revenir à Hollywood pour une célébration et d’autres travaux d’écriture. Joy ne veut pas
retourner à Los Angeles.
Pourquoi ?
Griffin ne dort pas. Il a commencé de broyer du noir. Et comme le lui révélera bientôt Sunny, de
s’apitoyer sur son sort.
Des images inattendues lui sont revenues. Tommy, et son béguin pour Joy. Son beau-père, et
son insupportable condescendance. Tommy à nouveau, et sa sollicitude à l’égard de Joy. Ses
propres parents, snobant leur belle-fille et faisant comme si sa fille n’existait pas. Tommy encore,
tenant Laura bébé dans ses bras. Et puis, Joy bien sûr, qui doit regretter aujourd’hui de ne pas
s’être donnée à Tommy plutôt qu’à lui. Joy, qui a bien senti qu’il était « agréablement malheureux1
» — et tenté de retourner maintenant à sa première vie, histoire de se sentir jeune à nouveau et
libre ; comme si c’était possible ! Pour elle, Griffin est « unmoored », entendez « qui dérive faute
d’être solidement amarré ».
Ces réminiscences envahissantes inspirent à Griffin quelques ébauches de scènes douloureuses
où une épouse comblée se voit reprocher une passion ancienne et dépassée depuis longtemps.
Griffin, décidément, ne va pas bien. Il sait maintenant quel est son problème : il n’a jamais cru que
l’on pouvait être durablement heureux ; il n’a donc jamais été vraiment heureux ; heureux comme
on l’est lorsqu’on est satisfait, comblé, rassasié — comme Joy, qui a appris, elle, à tirer le meilleur
de toutes les circonstances.
On sent alors que quelque chose de grave va se passer. Qu’un malheur est proche. En
ressassant le passé, Griffin est en train de se priver d’avenir.
Griffin sait qu’il a blessé Joy. Il voudrait réparer ce qu’il peut, mais ce n’est plus possible. Il décide
donc de retourner à Los Angeles.
Abandonnée, Joy retourne dans sa famille. Il n’est pas encore question de divorce, mais de
séparation seulement.
Griffin retrouve Marguerite, une femme libre, très portée sur la chose, qu’il a rencontrée le jour du
mariage de Kelsey. Mais l’on comprend vite que cette relation ne saurait durer.
Joy, de son côté, a fait la connaissance de Brian Fynch, un homme d’une soixantaine d’années,
peigné à la Beatles, que Griffin appellera « Ringo ». De l’aveu même de Joy, cette cohabitation ne
lui apporte sinon de n’être pas « mal-heureuse »..
Une année a passé depuis le mariage de Kelsey. C’est maintenant au tour de Laura d’épouser
Andy.
Nous sommes dans le Maine pour l’occasion. Le jour de la répétition générale restera longtemps
gravé dans les mémoires tant les incidents, parfois grotesques, s’enchaînent. Jusqu’à ce qu’une
partie non négligeable des participants se retrouvent à l’hôpital. Dont Griffin. Et dont Joy. Qui
échangent alors quelques mots, mais quelques mots seulement.
Le mariage terminé, chacun rentre chez soi. Enfin… non ! Certains, oui, les autres, non.
Et puis, boum ! Une énième marche arrière malheureuse dans un parking, et c’est le miracle…
Je ne vous en dis pas plus.
Si ! ceci encore : que les cendres du père et celles de la mère, ça y est ! ont enfin été dispersées,
et que Griffin est enfin libre !
Ce que j’ai aimé
D’abord, la qualité de l’écriture.
Ensuite, l’humour parfois corrosif dont tout l’ouvrage est largement empreint. Certaines
expressions, désopilantes ; certaines scènes aussi, hilarantes.
— Comme celle où Griffin, bien décidé cette fois à se débarrasser de son père, entre dans
l’eau portant l’urne au-dessus de lui comme un calice, est déséquilibré par une vague, lâche le
précieux récipient sans avoir eu le temps de l’ouvrir, pleure déjà la disparition de son père, quand
un violent retour de courant le lui ramène miraculeusement.
— Ou comme celle, rêvée, où une violente collision a pour effet de mêler dans son coffre
les cendres de ses parents ; et Harve, son beau-père, de lui demander alors : « Mais comment
vas-tu faire maintenant pour savoir qui est qui ? »
— Ou comme celle où Harve encore, à la suite d’une fausse manœuvre, se retrouve
comme fiché dans un arbre, la tête en bas, mais toujours attaché à son fauteuil roulant, et trop
haut pour que l’on puisse lui porter secours !
— Ou encore comme celle, annuelle, où ses parents sont à la recherche du sapin de Noël
parfait, et finissent par acheter très cher un arbre trop haut pour pour entrer dans leur salle de
séjour.
Et puis, la finesse avec laquelle sont décrits les sentiments les plus subtils. Mais peut-être
faut-il avoir vécu longtemps, très longtemps en couple pour saisir pleinement la justesse de ces
observations.
Enfin, ces quelques thèmes de réflexion parmi tous ceux suggérés par ce magnifique récit.
— Le mariage. Un défi pour les égoïsmes ; un cauchemar pour les âmes en peine ; un
« combat » enfin, pour la mère de Griffin.
— La famille. Ce lieu toujours prêt à vous offrir le meilleur, et le pire.
— Le pardon et l’oubli. La faute de Griffin est qu’il n’a pas oublié ; il n’a fait qu’écarter
pendant plus de trente ans un souvenir douloureux ; de sorte qu’au moment où il doit justifier son
mal-être, il n’a qu’à aller le rechercher.
— L’insatisfaction et son effet pernicieux. Griffin s’en prend brusquement à sa femme et
l’accuse d’être responsable de sa frustration et de son mal-être. Où l’on voit que l’amertume peut
rendre laid et profondément injuste.
— Le poids des parents. Même défunts, ceux de Griffin continuent de communiquer avec
lui : elle, constamment ; lui, chaque fois qu’il lui arrive un pépin — un parechoc froissé ou un
rétroviseur arraché. La difficulté qu’éprouve Griffin à se débarrasser de leurs cendres symbolise à
l’évidence son incapacité à se libérer de leur domination.
1 « Congenitally (au lieu de « congenially ») unhappy », dit-elle.
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